Fouetter le buffle   29/03/1981

 

 

Sa lettre au Docteur Lacan, celle où s’évoque un geste d’aveuglement qui n’appartient pas au mime, m’a remémoré assez sinistrement la page cinquième d’Aléthéia (rien ne cache autant que ce qui dévoile, que la vérité, ἀλήθεια = verborgenheit, dit l’Etourdit (1)), ce questionnement du fragment 16 d’Héraclite :
« Comment quelqu’un peut-il se cacher devant ce qui ne sombre jamais ? »

Vous savez qu’Heidegger (2) repère dans l’Odyssée une mention exemplaire du vieux mot λήθη, quand Ulysse, tandis que les convives se réjouissent de l’assiette aimable, de honte à tous demeure, ἐλάνθανε, caché, se voilant le visage, reproduisant ainsi l’attitude d’une archaïque divinité de l’Asie.

Le rideau est tiré.

Nous avons été du côté de ces oiseaux leurrés par Zeuxis et le faire-savoir d’un monceau d’autres, le plus grand nombre confondant façon un peu négligente les effets d’après-coup d’un « Je dissous » avec son pourquoi.

Comme roupiller ensemble, écrit J-A. Miller dans « Réveil »(3), est une pente regrettable du couple analytique, il me semble que ce même toboggan porte à adoucir d’un Dire l’âpreté comme à vouer la crachose à une paisible désinfection.

On veut réduire la dit-mension d’un discours qui touche au réel – au réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, « toucher » traduisant communément grec ἅπτεται (à rapprocher de all.

Habicht « l’oiseau –qui-saisit » – l’autour – et Hafen « pot ») du fragment numéroté 26 de l’Ephésien : « … L’homme touche au dormeur quand il veille ».

L’absence de temps, disait Lacan en novembre 1977 (Le moment de conclure), c’est une chose qu’on rêve, c’est ce qu’on appelle l’éternité.
Et ce rêve, consiste à imaginer qu’on se réveille – on passe son temps à rêver, on ne rêve pas seulement quand on dort. L’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort.

On dort – le réveil est impossible.

Alors, comme je suppose que la plupart des analystes, ce désir corrosif de réveil au réel, ils l’ont, que, par ailleurs, ils ne se considèrent certainement plus comme des libres sujets, et qu’enfin, ils sont uniment persuadés que c’est du langage que nous tenons cette folie qu’il y a de l’être, il reste, pour le « toucher » un peu, un tout petit peu, ce réel : la formalisation, la mani-pulation des noeuds (et des surfaces), et avant tout, « fouetter le buffle » – pour ne pas trop participer du psychanalyste au bois dormant.

Au « que dois-je faire ? » de Mazu (4), au que dois-je faire ? – pour me réveiller – d’un moine chan, on répond : « Il en est comme d’un buffle attelé à une charrette. Si la charrette n’avance pas, doit-on fouetter le buffle ou la charrette ? »

Le Moi, dit Lacan –  Encore.

(1)  J. Lacan : L’Etourdit, Scilicet 4, Le Seuil, 1973
(2) M. Heidegger : Aléthéia (Héraklit, fragment 16) Vorträge und Aufsätze, Neske 1978.
(3) J-A Miller Réveil Ornicar ? 20/21
 (4) Les entretiens de Mazu, Maître chan du VIIIè s. Trad C. Despreux, Les Deux Océans 1980
 

29 mars 1981

Prononcé au premier forum de l’Ecole de la Cause freudienne, convoqué par Jacques Lacan les 28 et 29 mars 1981