La technè   1993

 


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Avec cette oeuvre J. F. Chabaud matérialise la thèse qu’il expose dans son séminaire

“Le noyau du regard” concernant les invariants iconiques.

 

“La colonne ionienne possède toujours une base. Le nombre de cannelures de la colonne dorique varie de 16 à 24, il est souvent de 20. Le fût de la colonne ionienne, de l’époque archaïque, portait jusqu’à 40 cannelures qui, peu profondes au début, se rencontraient à angle vif, comme celles du fût dorique.

Le fût grec est un engrenage, si vous le sectionnez latéralement, sa coupe constitue une suite d’engrenages très convenable et parfaitement visible. Je la nomme cette forme un invariant iconique : il a plus de 25 siècles et il est grec… Nous n’avons jamais constaté dans un texte grec ou autre, à ma connaissance, une mention d’un quelconque rapprochement entre la forme cannelée du tambour de la colonne grecque et l’engrenage, son calque… 

Les sociétés préindustrielles et industrielles, qui l’ont utilisé de plus en plus massivement ensuite, n’ont jamais observé que la colonne grecque, son fût dorique ou ionien, peu importe, supporte l’extraordinaire développement de l’engrenage tant, je suppose, son halo fantasmatique, son wo es war, son là où fut ça, est prégnant – car elle est la Grèce, celle des temples, des amphithéâtres, du mythe d’Oedipe et des dieux illustres qu’on va pourtant trouver le courage extraordinaire de déplacer d’un quart de tour, mais qu’on admettra comme utiles, avec raison.”

Jean-François Chabaud 1993

 

 

 

Nous savons à présent qu’une machine composée d’engrenages existait bien en Grèce au moins au 2e siècle avant J.C. : des pêcheurs d’éponges découvrent en 1901 dans une épave, entre la Crête et le Péloponnèse, au large de l’île d’Anticythère un objet en bronze, unique en son genre pour le moment,  pourvu de roues dentées qu’on dénommera le mécanisme d’Anticythère. Ce cadran constituera longtemps une énigme, pendant plus d’un siècle astronomes, physiciens, mathématiciens et archéologues dans une collaboration internationale s’attèleront à la tâche. Ils estiment aujourd’hui que cet objet, premier calculateur astronomique permettait de prévoir les éclipses de lune et de soleil ainsi que le mouvement de certaines planètes, il servait également de calendrier olympique.

En 2005, grâce à un scanner à rayon x, on a pu le reconstituer en trois dimensions et constater qu’il était composé d’une série d’engrenages extrêmement élaborés, imbriqués les uns dans les autres et munis de 223 dents. Il faudra attendre le XIV ème siècle pour trouver des engrenages aussi sophistiqués, précise M. Wright, ancien conservateur au Musée des sciences de Londres. Aucun objet aussi ancien et d’une telle complexité n’est connu au monde. La découverte de ce petit ordinateur (1) mécanique antique permet de porter un autre regard sur le développement technologique de la Grèce ancienne.

La machine d’Anticythère est en écho avec la monstration de J.F. Chabaud concernant sa technè. Celui-ci y voyait à l’époque la répétition de la forme de l’engrenage toutefois, il pensait que les grecs en ignoraient l’usage. Avec les informations que nous possédons aujourd’hui et le degré de complexité que présente ce mécanisme, nous pouvons nous demander s’il y a simple coïncidence ou si nous pouvons nous avancer à émettre l’hypothèse que l’on en connaissait cette fonction avant le 2e siècle ? La découverte archéologique confirme l’intuition de l’auteur, dès lors la question de l’ancienneté de l’engrenage se pose d’autant plus que le temple ionique connaît son essor dès le 6e siècle avant J.C., en Asie mineure, soit bien avant les premières traces connues de la mécanique grecque, période où l’on remplace les colonnes en bois par la pierre. L’époque correspond à celle où les philosophes présocratiques, notamment les ioniens qui les premiers, faisaient effraction hors du champ religieux. Ils découvraient la physis, remplaçaient les dieux par les éléments, et proposaient une nouvelle lecture du cosmos en ayant recours à la raison dans une approche pré-scientifique. L’école ionienne procède d’une démarche où science et techniques sont encore associées et nous savons également, qu’entre le VI et le IVe siècle, la technique fait un bond considérable en Grèce.

Nous pouvons nous interroger sur la fonction de cette colonne avec son savoir inscrit dans la pierre, coïncidence, savoir insu ou témoignage d’une transmission  ? La forme de la colonne est-elle une étape intermédiaire dans l’histoire des formes ou la transmission d’un savoir accompli  ? Le sanctuaire, abri des statues des dieux, contiendrait-il dans sa structure une des clefs des sciences et des techniques, aurait-il rempli une double fonction : lieu de culte pour les fidèles et mémoire pétrifiée, réservée peut- être à certains « initiés » ? Enfin à quel moment et par qui le mouvement de rotation aurait-il été introduit pour être opérant en mécanique et permettre la construction de machines ? …

C’est ainsi que la proposition de J.F. Chabaud ouvre un questionnement concernant l’histoire des sciences et des techniques, la transmission du savoir et ses accrocs, la transmission des formes, l’origine de l’engrenage, son ancienneté ainsi que son éventuel  lien au sacré.

(1) T. Freeth : L’horloge astronomique d’Anticythère – Pour la science n° 389, mars 2010 

 

 

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Objet découvert au fond de  l’eau, près de la Crête en 1901,
il se trouve à présent au Musée archéologique d’Athènes                                                                                  Reconstitution de la machine d’Anticythère   exposée au Musée des Arts et Métiers à  Paris en 2011 / 2012                                                                                                                                                             
                                                                                                                                                            

Aspasie Bali, préface du Noyau du regard